TÊTE D’OR.ET LE DODO FANTÔME
Dans un minuscule îlet* du Cirque de Salazie, tout près de cascades et de plantations d'orangers vivait un épouvantable garçon aussi méchant qu'il était beau. Il vivait avec sa mère (Adélaïde Payet, née Fontaine) qu'il rendait malheureuse, trois soeurs (Zénobie, Eulalie et Rosalie) qu'il faisait enrager et son petit frère (Ernest) qu'il martyrisait. Ne parlons pas de leurs voisins, qui changeaient de trottoir quand ils l'apercevaient et se demandaient quel nouveau méchant tour il allait leur jouer. Il avait perdu son père (Adolphe-Pierre Payet) quand il n'était encore qu'un bambin et c'était bien triste pour lui et ses frère et soeurs (et dommage aussi, car un papa normal lui aurait joliment poli le caractère).
A l'école, où il se rendait tous les matins à pied, tout le monde avait peur de lui, même les garçons plus grands et plus forts. Sa maîtresse (Caroline Bègue, née Grondin) ne savait plus comment s'y prendre : lui promettre des récompenses lui faisait hausser les épaules dédaigneusement, le punir le faisait rire et l'encourager le faisait ricaner.
Il était bien entendu le dernier de sa classe, persécutait les bons élèves et frappait les cancres ses rivaux.
Il était sale et ne se lavait les pieds que quand il pleuvait, en courant dans les caniveaux.
Il était menteur et se tapait sur les doigts quand il se surprenait à dire la vérité.
Il était si paresseux qu’il se levait tard le matin pour aller faire la sieste et finissait sa sieste au coucher du soleil.
Il était si envieux qu'il pinçait ses soeurs quand par accident elles avaient de plus mauvaises notes que lui.
Il était impatient au point de menacer le ciel du poing quand l'orage tardait à éclater (il adorait les éclairs)
Il était coléreux au point de trépigner puis de se rouler par terre en déchirant ses vêtements quand on le contredisait.
Il était voleur au point de rendre des affaires volées pour les voler une deuxième fois.
Il était cruel au point de consoler son petit frère, de lui tirer les cheveux pour le tourmenter encore et de le consoler derechef.
Il était gourmand et goinfre au point de vomir volontairement pour manger et manger encore.
Il était orgueilleux et se pavanait dans le village (ou même tout seul dans la campagne) en frappant sa poitrine comme un gorille et en hurlant qu'il n'y avait personne au monde de plus méchant que lui.
Mais il était beau, vraiment très beau, d'une beauté dont il n'était aucunement responsable bien sûr. Et quand on le voyait passer avec ses magnifiques cheveux d'or longs et ondulés, on oubliait qu'il était un véritable horrible petit serpent laid comme les sept péchés capitaux.
On l'appelait Tête d'or, mais il aurait mérité d'autres surnoms, Âne Furieux, Pire-Que-La-Peste ou Vivante Calamité par exemple.
Et pourtant cet abominable garnement redevint un enfant normal (c’est à dire supportable) et n’eut plus que les défauts habituels des garçons de son âge…
Mais non sans mal et cela mérite d'être raconté ...
Encore un mot : il est possible qu'on ne vous croie pas quand à votre tour vous raconterez cette histoire. Pourtant celui qui me l'a racontée était digne de foi : c'était un vieux des Hauts qui allait de cirque en cirque et de case en case, avec sa boîte à outils , son grand chapeau de paille et sa pile plate de mauvais rhum agricole...C'était un arracheur de dents ...
Le corbeau-pie.
Tête d'or allait souvent près des cascades où poussaient les chouchous * et des songes*, plantes qui adorent l'humidité. Il en volait toujours quelques-uns au passage, qu'il jetait ensuite à la rivière, et en piétinait quelques autres, histoire de faire sa petite mauvaise action quotidienne.
Ce jour-là, il aperçut sur le sommet d'un arbre mort un corbeau-pie, qui ressemble à un corbeau ordinaire mais en plus joli parce qu'il semble vêtu d'un joli débardeur blanc immaculé. Il s'approcha sans faire le moindre bruit, tapi dans les fougères et caché par les bananiers. Il avait une pierre à la main dont il entendait faire profiter le corbeau.
Immobile sur sa branche, le corbeau ne se doutait de rien : c'était un très vieil oiseau qui avait vu bien des choses et avait survécu à quatre générations de mauvais garnements. Il était en train de rêver à sa lointaine jeunesse comme font tous les vieux animaux nostalgiques, et ne vit pas arriver la pierre qui lui blessa une patte. Il s'envola tant bien que mal et vit dans les grandes herbes Tête d'or qui lui montrait le poing.
On entendit alors une VOIX MYSTERIEUSE, forte et grave, qui venait du ciel :
" Calamités sur toi !
Puni seras :
Peste, tracas
Et choléra ! "
Et le corbeau-pie disparut au-dessus des manguiers, poursuivi par les cailloux que lui lançait Tête d'or et ses imprécations.
Tête d'or partit vers la vallée et arriva en retard à l'école, comme d'habitude.
La Grenouille .
Il était midi quand la cloche de l'école le réveilla couché sur son pupitre. Il laissa ses soeurs et son petit frère manger à la cantine et préféra aller déjeuner de mangues volées. Il se dirigea vers un verger proche, sachant qu'à cette heure le propriétaire de ces manguiers devait être en train de manger chez lui avec sa famille. Il déroba cinq belles mangues José bien mûres et partit les manger vers la rivière : il s'assit sur un caillou de la berge et commença son repas en jetant ses pelures dans le courant.
Sur une feuille de nénuphar dormait une grosse grenouille verte à taches jaunes et brunes. Tête d'or prit un noyau de mangue, visa soigneusement la pauvre bête et lança le gros noyau qui atteignit la grenouille sur le dos.
" Je t'ai eue, je t'ai eue ! " jubila le garnement.
Mais la grenouille n'était que blessée. Elle plongea, disparut dans les feuilles de nénuphar et Tête d'or entendit une voix qui criait :
" Calamités sur toi !
Puni seras,
Peste, tracas
Et choléra !
La VOIX MYSTERIEUSE semblait venir des nuages…
Mais Tête d'or s'esclaffa, lança vers le ciel quelques pelures de mangue et repartit vers l'école en chantant. Car Tête d'or n'avait jamais de remords, jamais il n'éprouvait le moindre sentiment de pitié et plus il faisait de mauvais tours et plus il voulait en faire de nouveaux. A la fin de sa journée, il ne dormait bien que s'il avait été assez odieux, insupportable et vraiment cruel.
Le Caméléon.
Comme il était en avance et ne voulait surtout pas arriver à l'heure, il fit un détour par la Forêt Primaire : c'est ainsi qu'on appelait une très ancienne forêt de grandes fougères arborescentes qui pouvaient atteindre six mètres de haut. Tête d'or y pénétra en se demandant quelle bêtise il pourrait bien inventer avant d'aller faire sa sieste en classe .Sur un buisson de goyaviers*, il aperçut un gros caméléon pourtant bien caché dans les feuilles et aussi vert qu'elles.
" Oh l'Endormi ! dit-il à la pauvre bête, montre-moi si tu sais voler et quelle sera ta couleur en retombant !... "
Il saisit le gros caméléon par la queue et malgré ses sifflements de terreur, il le fit tournoyer au moins vingt fois avant de le lâcher et l'Endormi, bien réveillé cette fois, monta bien à dix mètres avant de retomber dans les arbres. Heureusement, les branches avaient amorti sa chute et il se retrouva meurtri dans les herbes, bleu de douleur puis rouge de colère et vert de rage. Tête d'or entendit ces mots, qui semblaient sortir de la forêt entière :
" Calamités sur toi !
Puni seras :
Peste, tracas
Et choléra ! "
Ce qui fit beaucoup rire notre petite terreur blonde, qui ne vit pas disparaître une OMBRE BIZARRE entre les nuages.
Il arriva en retard à l'école, s'installa pour sa sieste, la tête dans ses bras et les bras sur son pupitre, et s'endormit.
Il fut réveillé par la cloche de la fin des classes et, tandis que ses soeurs et son petit frère restaient à l'étude pour faire leurs devoirs, il sortit le premier de l'école en gesticulant et en vociférant.
Sur la route, il s'amusa d'abord à jeter des pierres sur les oiseaux, puis sur les chats et les chiens, arracha quelques fleurs, tira quelques sonnettes et s'assit sur un tronc d'arbre, car il était un peu à court d'idées. Une bande de canards passa près de lui en cancanant et en se dandinant. Tête d'or ne put résister au plaisir de leur courir après, les éparpillant un peu partout. Il les poursuivit, réussit à en coincer un contre un mur, plongea sur lui pour l'attraper, à la manière d'un joueur de rugby plaquant un ailier. Mais le pauvre canard, dans un dernier coup de reins, parvint à s'échapper de justesse, non sans perdre une bonne vingtaine de plumes, les plus importantes, celles qui lui ornaient le croupion. Le pauvre canard s'enfuit dans la rivière et retrouva ses frères.
On entendit alors une VOIX PUISSANTE ET MYSTERIEUSE qui semblait tomber du ciel :
" Calamités sur toi !
Puni seras :
Peste, tracas
Et choléra !... "
Levant la tête, il aperçut une ombre étrange dans le ciel, une OMBRE VAGUE ET FUGITIVE…
Pendant quelques secondes, Tête d'or fut impressionné par cette voix forte que l'écho des montagnes renvoyait dix fois. Puis son insouciance et sa méchanceté naturelles reprirent le dessus et il rentra chez lui directement. Il passa sa soirée à confectionner un nouveau lance-pierres, quelques bombes à eau en papier, et une petite fiole de poil à gratter pour la maîtresse. Il dîna avec ses soeurs, les aspergea de sauce coco et de purée, tira les cheveux de son petit frère puis il partit se coucher satisfait du devoir accompli, en rêvassant à la journée du lendemain, un mercredi sans école où il pourrait pleinement s'exprimer toute la journée ...
Le châtiment .
Vers onze heures du matin le lendemain, quand sa mère l'eut appelé pour la troisième fois, il se réveilla lentement, ouvrit un oeil puis l'autre et s'assit sur son lit. Les volets étaient fermés et la chambre était encore dans l'obscurité : il se leva donc et voulut aller ouvrir sa fenêtre. Il s'aperçut avec effarement qu'il boitait ou plutôt se dandinait horriblement car ses pieds étaient palmés, larges et maladroits comme ceux des canards ou des oies. Il se souvint de la malédiction du canard, eut un frisson de terreur et courut tant bien que mal vers la salle de bains ...
Et là, il put constater l'étendue des dégâts :
-IL AVAIT PERDU TOUS SES CHEVEUX, et la peau de son pauvre crâne était devenue verdâtre, froide, nue et humide comme celle des batraciens* ! C'était certainement la malédiction de la grenouille !...
-SA PEAU ETAIT DEVENUE D'UN NOIR DE JAIS*, sauf une grande surface blanche qui avait la forme d'un débardeur : c'était sans doute la malédiction du corbeau- pie!
-QUAND IL VOULUT PARLER, IL EMIT UN SIFFLEMENT et quand il regarda sa langue, il constata avec angoisse qu'elle se déroulait comme un long serpent rose et gluant. C'était la malédiction du caméléon !...
Pendant quelques minutes, il regarda son hideux reflet dans le grand miroir. Il ne pouvait le croire... Il se déshabilla complètement et comprit alors enfin l'étendue de son malheur.
Il courut comme un fou vers sa mère en clopinant tant bien que mal et voulut se jeter dans ses bras, mais la pauvre femme ne le reconnut même pas et le chassa à coups de balai. Il était devenu un monstre horrible et le bel enfant à qui on pardonnait tout tant il était beau était désormais cette créature affreuse et muette, ce mutant abominable que sa propre mère rejetait ! ..
L'ermite.
A partir de ce jour-là, Tête d'or n'osa plus se montrer dans le village : il prit ses affaires dans sa chambre, se cachant sous son lit quand il entendait ses soeurs et partit à la nuit tombante, sans répondre aux appels des siens qui avaient enfin compris ce qui lui était arrivé.
Il trouva une petite caverne dans la montagne près d'une source, dont l'entrée était bien cachée par des buissons , s'y installa tant bien que mal et ne fit plus parler de lui pendant des mois . Son petit frère venait souvent et criait son nom dans la montagne, mais Tête d'or cachait sa misère et sa peine dans la solitude et ne répondait jamais ...
Son petit frère finit par comprendre que Tête d’or vivait dans cette partie de la montagne, car ses menues offrandes et ses lettres disparaissaient…
Il vécut là en ermite pendant plusieurs mois, se nourrissant de vers, de limaces et d'insectes, et buvant l'eau de sa source; il ne pouvait même pas manger de fruits sauvages ou de noix de coco car sa bouche bizarre qui ne pouvait plus ni articuler un son, ne pouvait non plusni croquer ni mâcher ...Parfois des promeneurs ou des tisaneurs* à la recherche d'herbes rares passaient près de son antre : Tête d'or se cachait alors derrière des buissons et attendait leur départ pour sortir. Ses parents avaient depuis longtemps renoncé à lui apporter de la nourriture, qu'il abandonnait aux bêtes de la forêt et, pour se punir,il ne répondait jamais aux appels de son petit frère qui continuait à venir fidèlement aux alentours de la caverne, y déposait de menus cadeaux, attendait en vain assis sur la même pierre pendant des heures puis repartait en lui criant son amour.
Le Paille-en Queue.
Il y avait au moins un an que Tête d'or vivait dans la solitude de sa montagne.
Un jour , il y eut un cyclone terrible sur l'Océan Indien déchaîné, et les paille-en queue* eux-mêmes, qui savent mieux voler pourtant que tous les autres oiseaux de mer, avaient du mal à rejoindre leurs nids peu abrités dans les failles et les trous des falaises. L'un d'eux se retrouva étourdi au pied de la montagne, assommé par une rafale plus violente. Tête d'or ramassa l'oiseau blessé et vit que c'était une petite femelle : elle regardait désespérément du côté de la falaise où se trouvait son nid, et pépiait lamentablement. Tête d'or se mit alors à grimper comme il put avec ses pattes palmées, atteignit tant bien que mal le nid et prit dans sa chemise les trois oeufs qu'il contenait. Il réussit à redescendre sans les casser, les rendit à leur mère et leur installa un nid au fond de sa caverne où la petite femelle put couver tranquille. Quelques jours plus tard, trois petits déplumés cassèrent leur coquille et ouvrirent le bec en piaillant : Tête d'or était désormais leur père. Et il entendit dans le ciel une voix grave qui disait :
" Pardon sur toi !
Finis tracas
Et choléra ,
Aimable sois :
Tu guériras ! ... "
Et levant la tête, il vit encore la GRANDE OMBRE dans le ciel, l’espace d’une seconde…
Et le lendemain, quand il se réveilla, il vit avec bonheur que ses pieds palmés étaient désormais redevenus normaux. Il courut dans tous les sens pour être bien sûr de sa guérison, sauta comme un daim, grimpa à un cocotier en une minute tout comme avant, et dansa devant sa caverne comme un derviche*.
Le Chat-aux -yeux-vairons .
Tête d'or devint plus gai. Bien sûr il avait toujours son étrange tête à la peau nue et sa peau bicolore, mais il pouvait l'oublier tant qu'il ne voyait pas son reflet : aussi fermait-il les yeux quand il se baignait à la rivière. Mais ce qui l'affligeait le plus était cette sacrée langue de caméléon de plus de cinquante centimètres quand il la déroulait rose et visqueuse, qui l'obligeait à ne manger que des insectes, des chenilles ou des limaces, et l'empêchait de proférer un son articulé.
Le lendemain, Tête d'or décida de partir dans la montagne puisqu'il avait retrouvé ses jambes. Il grimpa vers le bord du cirque et put enfin contempler l'océan, qu'il n'avait pas vu depuis des mois. Il y avait là un refuge où pouvaient s'abriter les randonneurs* et même y passer la nuit. Il entendit des cris et des rires et s'approcha intrigué : quatre enfants d'une douzaine d'années étaient là, et tourmentaient une pauvre bête attachée à un piquet. C'était un chat gris, sans doute un chat errant qu'ils avaient capturé en l'attirant avec de la nourriture et qu'ils torturaient en lui lançant des pierres et des morceaux de bois. Ils vociféraient, applaudissaient quand l'un d'eux plus adroit atteignait sa cible mouvante.
Tête d'or sortit comme un diable de derrière sa cachette et les gamins s'enfuirent, terrorisés par cette monstrueuse apparition . Et lui qui naguère se serait joint gaîment aux tourmenteurs fit mine de les poursuivre en leur jetant des cailloux. Les enfants disparurent en hurlant de peur dans la ravine, s'éparpillèrent vers la vallée et peut-être bien qu'ils courent encore.
Tête d'or délivra le chat et vit qu'il avait d'étranges yeux vairons, l'un vert et l'autre bleu.
Quand il fut libre, le Chat-aux-yeux-vairons se lécha longuement car il était maculé de poussière et de sang séché, puis il regarda longuement l'enfant de ses yeux bizarres, s'approcha de lui et se frotta doucement contre ses jambes en ronronnant. Tête d'or gratta la tête du chat : c'était la première fois qu'il caressait un animal et cette sensation lui parut réconfortante et délicieuse . A cet instant il entendit la même voix grave qui tombait du ciel :
" Pardon sur toi !
Finis tracas ,
Et choléra ,
Aimable sois,
Tu guériras. "
Tête d’or chercha l’OMBRE MYSTERIEUSE: elle était bien là, mais disparut aussitôt…
Ils repartirent tous les deux l'un derrière l'autre vers la caverne ...
Le lendemain matin en se réveillant, il constata que sa superbe chevelure blonde avait repoussé entièrement, aussi soyeuse et fournie qu'avant. Il sauta de joie, fit des entrechats comme un danseur étoile de l'opéra et courut vers la rivière, où il regarda son reflet tandis que le paille-en-queue tournoyait dans le ciel et que le chat-aux-yeux-vairons l'attendait tranquillement sur la berge .
Le Margouillat.
Tête d'or était quand même soulagé : bien sûr cette maudite langue de caméléon le gênait énormément mais il s'était peu à peu habitué à ne manger que des insectes et des vermisseaux et le silence qui régnait sur sa vie ne l'empêchait pas de communiquer avec ses deux nouveaux amis qui eux se passaient bien de parler ...Ils l'accompagnaient presque toute la journée : le chat-aux- yeux-vairons partageait son goût pour les sauterelles grillées (ou en brochettes) et les succulents ragoûts de limaces (ou de chenilles) qu'ils cherchaient ensemble, et la mère paille-en-queue lui demandait souvent de garder ses trois petits tandis qu'elle pêchait des petits poissons pour eux. Il y avait des mois maintenant qu'il n'avait pas commis la moindre petite méchanceté et cela ne lui manquait pas du tout. Mais sa drôle de peau noire et blanche lui faisait toujours honte, lui rappelant son passé de brute sans pitié. Il n'osait même pas se montrer à son petit frère, qui montait souvent dans la montagne , lui apportait fidèlement de menus cadeaux ou lui donnait par écrit des nouvelles fraîches de sa famille .
Tête d'or et ses deux compagnons allaient parfois jusqu'au refuge qui surplombait la mer, et tandis que le paille-en-queue plongeait vers les vagues comme une flèche et pêchait pour ses petits, le chat-aux yeux vairons et lui furetaient dans le refuge à la recherche de vieux journaux et de magazines oubliés par les promeneurs du dimanche. Et Tête d'or se délectait de ces articles périmés d'un monde qu'il ne connaîtrait peut-être plus jamais.
Un beau matin, Tête d'or s'était assis sous un tamarinier*, attendant le départ de quelques touristes qui avaient bivouaqué autour de la bicoque. Il s'agissait d'un groupe d'enfants qu'accompagnaient deux adultes, des enseignants probablement. Ce qu'il vit alors le fit frémir : un des enfants lui ressemblait à s'y méprendre, aussi beau que méchant, agaçant ses maîtres et se moquant de ses camarades . Il avait capturé un margouillat* et jouait avec la pauvre bête, l'étranglant à moitié dans ses doigts, le lançant en l'air pour le rattraper à demi assommé dans l'herbe. Il l'avait saisi par la queue et une fois de plus le faisait tournoyer avant de le lâcher. Mais la queue des lézards se casse facilement et le margouillat sans queue décrivit une trajectoire inattendue avant de retomber inanimé au pied du tamarinier, à moins d'un mètre de Tête d'or tapi derrière le tronc. Le garçon s'approcha de l'arbre et allait ramasser la pauvre bête à demi- morte quand Tête d'or surgit en sifflant la bouche ouverte, dardant sa langue longue d'un demi mètre dans une grimace affreuse . Le garçon mort de peur recula puis fit demi-tour en hurlant et peut-être bien que lui aussi il court encore .Tête d'or recueillit dans ses mains la bestiole estropiée et disparut dans les hautes herbes. Le margouillat resta entre la vie et la mort pendant plusieurs jours, puis un matin Tête d'or trouva vide la petite couche de coton qu'il lui avait confectionnée, et il entendit une fois de plus la VOIX profonde qui tombait du ciel :
"Pardon sur toi !
Finis tracas
Et choléra!
Aimable sois :
Tu guériras ! "
Tête d'or fut un peu déçu le lendemain matin en se levant, quand il constata que rien n'avait changé en lui, mais il haussa les épaules et n'y pensa plus ...
Le Tangue.
L'été austral* battait son plein : il faisait une chaleur lourde et moite. Il pleuvait beaucoup pendant les grosses dépressions*, parfois de vrais déluges qui inondaient les vallées et transformaient les ravines en fleuves de boue : le temps des cyclones* dure plusieurs mois et quelques bonnes tempêtes avaient déjà frôlé la Réunion. Mais Tête d'or ne craignait rien dans sa montagne déserte ; il transformait même sa caverne en refuge pour tous les oiseaux des environs les jours d'alerte cyclonique : certains jours, plusieurs centaines d'oiseaux remplissaient la caverne, où Tête d'or avait été obligé de construire des dizaines de grands perchoirs en bambou pour accueillir tout ce monde. Heureusement le chat-aux-yeux-vairons, qui avait pris goût aux gourmandises très spéciales de Tête d'or, ne s'intéressait plus du tout à tous ces volatiles, et quelques tisserins plus hardis n'hésitaient pas à se percher sur sa tête, à trois doigts de ses moustaches.
Un jour de très grosse pluie, Tête d'or, poussé par la faim, partit vers la vallée, le chat-aux-yeux-vairons sur les talons. Ils n'avaient plus d'autre choix que de dénicher une grosse termitière ou une fourmilière dans une vieille souche ou sous une pierre plate. Soudain, ils entendirent des petits cris bizarres dans la rivière et s'approchèrent intrigués. C'était un tangue*, une drôle de petite bête au museau pointu ressemblant un peu à un hérisson qui s'accrochait désespérément à un fétu fragile et glapissait de terreur : il allait lâcher son brin de roseau et le courant très violent aurait tôt fait de l'emporter jusqu'à la mer en furie .Tête d'or fit alors ce qu'il ne fallait pas faire : il plongea sans réfléchir dans le courant, réussit à attraper le tangue au passage, mais ils furent emportés en quelques secondes vers la ravine puis vers la mer.
Il n'entendit pas la voix mystérieuse car il avait perdu connaissance, la voix enfin très douce qui lui disait pour la dernière fois :
" Sur toi pardon
Petit garçon,
Pardon complet
Total, parfait,
Et à jamais ! "
Et dans le ciel, l’OMBRE D’UN GRAND DODO restait là, bien distincte…l’Ombre du dernier des Dodos de l’île, un fantôme bienveillant…
Tête d'or fut retrouvé quelques heures plus tard sur la plage où les vagues l'avaient rejeté sans connaissance. On le reconnut immédiatement à sa beauté et à sa chevelure d'or. Un paille-en-queue tournait au dessus de lui inlassablement, et un gros chat aux yeux étranges veillait sur lui, tandis qu 'un petit tangue disparut dans les fourrés à l'arrivée des sauveteurs. L'enfant avait retrouvé sa peau bronzée et quand son petit frère vint se jeter dans ses bras en pleurant de joie, Tête d'or murmura :
" Voilà, tout va bien, tout est fini maintenant, me voilà enfin revenu chez nous. "
Voilà finie mon histoire, mon petit Louka, mon très très beau petit blond, mon épouvantable Tête d'or à moi qui passe la moitié de son temps à faire enrager sa soeur et son entourage. Peut-être bien qu'un jour, à nous empoisonner ainsi, tu te retrouveras transformé soudain, comme ce pauvre Tête d'or, en un horrible monstre. Mais je t'en prie, ne pars pas dans la forêt ou dans un trou de la campagne : reste avec nous caché dans l'armoire ; nous t'y aménagerons une niche douillette et te nourrirons de mouches frites et de salades de vers de terre, arrosées de jus de cafards, et nous attendrons très patiemment que tu redeviennes un enfant sage.
FIN